Chapitre 4

 

(Antoné/Lettre)

 

Béthély, 2 de maïa 489 A.G.

 

… et malgré toute l’affection que j’ai pour Lisbeï, la seule conclusion à laquelle je puisse arriver, c’est que ce carnet doit être un faux dû à une piété dévoyée. Pour ajouter foi aux révélations de la soi-disant Halde, on doit littéralement se fier à sa seule parole. Le carnet est un artefact du Déclin – mais on en trouve encore maintenant. Nous n’avons aucun moyen fiable de dater le matériau, pas plus que les restes trouvés dans les cellules. À première vue, ce sont six squelettes de femmes, en accord avec la tradition, dans des souterrains sous Béthély, encore d’accord, dans des cellules où elles ont sans doute été emmurées vivantes, toujours d’accord, mais ça s’arrête là. Il y a trois adultes, dont la soi-disant « Halde », et trois enfantes. Cela seul suffirait à mettre en doute la possibilité que ce soient bien les Compagnes de Garde.

Quant aux déclarations de Halde, on pourrait voir là un cas de mythomanie alimentée par le désespoir et le délire. La tradition nous dit que Garde ressuscitée est apparue aux Compagnes, sans préciser lesquelles – et comme par hasard, celle-ci prétend être la première à l’avoir vue ! Quant à ses vitupérations contre les Juddites… Il est avéré maintenant qu’un mouvement révolutionnaire secret a existé pendant la fin des Harems et a organisé plusieurs manifestations réprimées dans le sang avant le soulèvement final. Connaissant la férocité et l’absence de scrupules des femmes de cette époque, il est très possible qu’une partie de ces révolutionnaires aient infiltré les Juddites en pensant utiliser le mouvement à leurs fins et qu’elles aient été prêtes à faire obstacle à la campagne non-violente de Garde, de ses Compagnes et des disciples qui contrecarraient leurs propres plans.

Mais, de toute façon, qui peut dire ce qui se passe dans le cerveau d’une malheureuse en train de mourir lentement de faim et de soif dans une cellule murée ?

Et puis enfin, je ne vois pas pourquoi je perds du temps à discuter de la véracité ou de la fausseté de ces déclarations alors que l’histoire de Garde m’a toujours semblé absurde. Deux morts, deux résurrections ! Une fois, passe encore, mais deux ? C’est trop. Je n’ai jamais cru aux documents de Hallera. Cette soudaine « preuve historique » venant sanctifier la révolution contre les Ruches d’une façon si appropriée ! L’idée d’une envoyée divine venue sauver les femmes flottait déjà au début des Harems, c’est prouvé ; il est parfaitement possible qu’on l’ait réinventée à la fin des Ruches autour du personnage historique de Garde (dont je ne nie pas l’existence !). Pas forcément de façon froidement politique. Il se peut très bien, et c’est même l’hypothèse la plus crédible, que c’est d’abord été une création collective, investie du désir désespéré de liberté et de paix qui soulevait les femmes de l’époque. Un mythe, fabriqué par Hallera et ses consœurs, et plaqué par les Juddites sur la mort héroïque de Garde sans résurrection. Cela ne retire rien à Garde en tant que martyre et rien à la noblesse et à la générosité des sacrifices consentis par celles qui l’ont suivie. Cela ne retire rien non plus à la vérité de leur message de paix. Ce ne serait sans doute pas la première fois que l’Histoire et la foi se croiseraient en un personnage de cette sorte, si j’en crois les quelques extraits de L’Évangile qui sont arrivés jusqu’à nous. Ce « Fils de Dieu » du Déclin ressemble terriblement à notre « Fille d’Elli », non ? Il n’est pas ressuscité lui-même, mais il faisait des miracles et il a donné la Terre Promise à son peuple et comme les hommes dominaient, à cette époque-là, c’était un mâle, bien entendu.

Mais tu connais tous mes arguments là-dessus.

J’espère voir bientôt cette tempête retourner dans son verre d’eau et Béthély à ses préparatifs de l’Assemblée des Mères. En toute conscience, même pour toi, je ne peux laisser partir cette lettre avant qu’elles aient pris une décision. Mais dis-toi que cela te vaudra de lire toute l’histoire d’un seul trait, sans un seul « à suivre »…

Je regrette que tu ne puisses venir à Béthély. Elles ont la réputation de bien faire les choses et le pèlerinage de Garde devrait avoir un éclat tout particulier cette année, avec l’Assemblée qui se tient tout juste après. Mais les voilà en train d’essayer de se dépêtrer de ce pavé que Lisbeï a jeté dans la mare avec tant d’inconscience. L’année où l’Assemblée a lieu à Béthély, vraiment ! Elle n’aurait pas pu choisir plus mal pour faire cette découverte ! Ou mieux ? Qu’elle soit une Rouge, une Bleue ou une Verte n’aura plus guère d’importance si jamais cette histoire invraisemblable arrive jusqu’à l’Assemblée…

Oh, la vilaine idée qui vient de me passer par la tête. Mais non, elle ne peut évidemment pas avoir fabriqué le carnet, ni le souterrain, ni les cellules, ni les squelettes. Pauvre Lisbeï. Elle est absolument persuadée de l’authenticité du carnet et piétine de rage parce que les autres n’arrivent pas à décider de ce qu’elles croient – sauf Tula, pour l’instant, et tu devines quoi. Elles n’ont pas encore fait part de la découverte à l’Assemblée de la Famille.

Kélys, qui a le don d’arriver juste quand on a besoin d’elle, est apparue avant-hier après-midi : sa campagne d’exploration près de Puyvalense ne va pas très bien, elle a décidé d’y mettre fin et de prendre du repos, a-t-elle dit. J’espère qu’elle saura calmer tout le monde. Nous sommes allées relever les informations sur le site ; un détail bizarre : les murs sont très épais, près d’un demi-mètre d’épaisseur ; dans trois des cellules, le mur faisant face au couloir a été attaqué de l’intérieur et même assez profondément ; or ce sont les trois cellules où se trouvent les plus petits squelettes, ceux des enfantes. L’une d’elles avait des ciseaux de couture, mais il semble douteux que ce soit avec cet outil qu’elle ait réussi à creuser la moitié du mur ! Même en tenant compte de « l’énergie du désespoir ». D’ailleurs, les autres n’avaient rien, du moins seulement des objets personnels. On ne les a apparemment pas fouillées avant de les emmurer : « Halde » avait un encrier et une petite gazole de voyage, en plus du carnet, ce qui lui a permis de rédiger son testament… Après la « résurrection » de Garde, une terreur superstitieuse pouvait très bien entourer les Compagnies ou les disciples et on n’a pas voulu les toucher.

Kélys examine le carnet avec Mooreï à la Bibliothèque ; quand elle aura fini, nous transporterons les squelettes pour les étudier de plus près – je suis contente de n’avoir rien fait avant son arrivée, elle possède de toute évidence la formation nécessaire, bien plus que Mooreï, moi ou Lisbeï ! Il y aura une réunion restreinte ce soir pour faire le point. Et, oui, Kélys de Fusco, pérégrine, œil et oreille présumées de Wardenberg, est conviée à la réunion. Mais elle Va toujours été chaque fois que le cas s’est présenté et qu’elle se trouvait là. Comme je te l’ai dit, c’est une très vieille amie de la Famille.

Et, oui, je l’ai revue avec assez de sang-froid. Elle ne change pas. Toujours aussi belle (j’ai du mal à penser qu’elle a dû avoir quarante-sept années en ellième dernière), toujours aussi lumineuse et toujours aimablement inaccessible. Mais cela ne me blesse plus comme autrefois. (« Autrefois » ! Trois années…)

Chroniques du Pays des Mères
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